Voici un extrait de la conférence de Christine Calonne, psychologue spécialisée dans l'étude de la perversion narcissique et dans l'aide aux victimes.
Je décris dans cette conférence l'origine de la perversion narcissique dans l'enfance. Cette pathologie s'est développée dans un contexte familial où régnait la loi de l'Omerta, loi mafieuse : interdit de différenciation, d'autonomie, d'expression de soi. Celui qui trahit est menacé de représailles. Pour un enfant, c'est l'équivalent d'une menace de mort. L'enfant, dans ce contexte, peut soit accepter de souffrir et il devient victime, soit il choisit de s'identifier à l'agresseur pour survivre (syndrôme de Stockholm). Le pervers narcissique fait le choix de l'identification à l'agresseur, le choix de la haine. Ce qui favorise ce choix, c'est sa position dans la famille. Il a été le faire-valoir, séduit narcissiquement par un des deux parents. Celui-ci a tenté de se réaliser, de se valoriser à travers lui (choix des études imposé, par exemple). Cette séduction parentale a pu être associée à de l'inceste ou à un comportement incestuel (interdit d'autonomie et séduction indirecte par l'argent, en faisant croire à l'enfant qu'il est le sauveur du parent, ...etc). La mise sur un piédestal de l'enfant par le parent a développé en lui un sentiment de toute-puissance, un ego surdimensionné qui explique son idée que tout lui est dû, son sentiment d'impunité, son absence de culpabilité et d'empathie. La séduction mêlée à la maltraitance psychologique et/ou physique a créé un état de confusion chez l'enfant, une souffrance intolérable qu'il a niée pour survivre. Ce déni est présent partout dans le comportement du pervers narcissique (déni de la souffrance, de l'altérité, de la différence des générations, de la loi, ...etc). Il a tellement développé son état de dissociation qu'il a réussi à survivre dans un contrôle absolu de lui-même et de son environnement. La séduction a créé en lui une idéalisation de soi qui l'amène à se positionner en gourou, faisant croire qu'il va changer le monde. Doté d'une intelligence de guerre, il peut détruire tout ce qui s'oppose à sa volonté de pouvoir. Pourtant, en apparence, il a un masque de séduction et en véritable caméléon, il saisit toutes les opportunités, exploite toutes les "ressources" humaines pour accroître son pouvoir. Il sait faire effraction dans le psychisme de ses proies grâce à sa capacité à décoder leur comportement non verbal. C'est le côté charismatique du pervers narcissique, très séduisant, mais faux, car en réalité, il n'a aucunes valeurs et n'éprouve aucune sentiment. Derrière son apparence séductrice, ses paroles flatteuses, il cache un désir de détruire l'autre et de jouir de sa déchéance. Mais, ce n'est "qu'entre quatre yeux" qu'il se dévoile, trop soucieux de montrer une image parfaite de lui-même. C'est une personnalité dangereuse qui peut se venger et diffamer, nuire à l'autre en toute impunité. Beaucoup de victimes se suicident dans l'emprise d'un pervers narcissique ou se tuent à petit feu (alcool, drogues, médicaments, ...etc).
Si au siècle passé, c'était l'autoritarisme qui régnait bien souvent, aujourd'hui l'abus de pouvoir est présent dans de nombreuses familles où les enfants ne reçoivent plus de limites. Cette situation en fait des enfants-rois, enfants-tyrans. Cette absence de limites est nocive pour l'enfant. Elle l'angoisse, car l'enfant a besoin de sentir les limites pour se sentir en sécurité, protégé. Sans ces limites, il ne développe pas le respect de l'autre, le respect de la différence, l'empathie, la capacité au dialogue et à la négociation. Idéalisé, surstimulé par de multiples activités scolaires ou extra-scolaires, sans écoute de ce qu'il est, de ses besoins de repos, de jeu, de vulnérabilité, de rythme, il peut évoluer vers la perversion narcissique. L'activité effrénée ne laisse pas la place au dialogue, à l'écoute, à l'empathie, indispensables pour sa croissance psychologique et relationnelle. Surprotéger matériellement l'enfant ne fait que le rendre envieux, insatisfait, blasé et violent. Trop de matérialisme tue l'humain, la capacité à être en relation réelle avec l'autre, à tenir compte de l'autre, à reconnaître sa différence. Trop de virtuel rend incapable de se relier au vivant en soi et autour de soi, incapable d'empathie, incapable de respecter et aimer la terre qui nous porte.
Ceci explique que dans le monde du travail, le pervers narcissique soit bien accueilli, puisque la société moderne, avec l'économie au pouvoir, prône la rentabilité à tout prix, la performance à tout prix. Le pervers narcissique est capable de relever tous les défis, mais au détriment de l'humain. Il ne reconnaît pas la souffrance au travail, la possibilité pour l'être humain d'être malade, souffrant psychologiquement ou physiquement. Il se préoccupe plus de l'image, du paraître que de la qualité du travail, de la qualité des relations, de la qualité de vie. Il ne reconnaît pas à l'autre le droit à la différence et impose sa loi sans respect. C'est la loi du plus fort : "Tu dois être fort. Tu dois faire sans cesse des efforts. Tu dois être parfait ! Depêche toi !". Cet impératif d'être fort caractérise la perversion, négation du féminin, de la vulnérabilité, de l'émotion, de l'empathie. Le pervers narcissique, comme notre société moderne, veut programmer des individus robots, sans jugement critique, sans pensée propre, justes capables d'exécuter, d'être rapides et efficaces. Ceux qui ne suivent pas sont éjectés ou harcelés pour leur différence. Ceux qui suivent s'épuisent à long terme, à force de ne pas savoir dire non et de ne pas oser poser leurs limites. Cette société moderne déshumanise et est déshumanisée, exploitant les "ressources" humaines et terrestres de façon effrénée, alors que l'être humain et la terre ont des limites. Cette dimension prédatrice fait écho avec le fonctionnement pervers et est devenue une norme. Cette société de consommation effrénée amène à considérer autrui comme un objet à exploiter, puis à jeter. Cette société malade du pouvoir et du paraître est le terreau de la perversion narcissique. L'important est de réussir et d'avoir du prestige dans notre monde moderne.
Pour enrayer ce phénomène, il est important de mettre des limites aux enfants, de les écouter dans leurs émotions et leurs besoins réels. Il est important de nous écouter dans nos besoins fondamentaux afin de rétablir notre humanité blessée, raffermir les liens sociaux, nous respecter et vivre des liens de respect mutuel. Nous autoriser à être imparfaits, vulnérables, à prendre du temps pour vivre, à ralentir, à avoir une vie privée, fait partie de nos droits. Cela fait partie du droit des travailleurs. Eviter l'épuisement professionnel, c'est oser nous écouter, respecter nos limites, dire non, écouter nos émotions, nos besoins, nos désirs et les exprimer respectueusement. C'est aussi rétablir nos priorités, prendre du temps pour nous reposer, faire des pauses, pour prendre du plaisir, nous détendre et nous ressourcer. C'est rétablir l'enfant spontané, curieux, sensible en nous. Eduquer les enfants au respect de soi et des autres, au bien-être, à la bienveillance et à l'empathie fait partie de la culture de demain si nous voulons un monde plus humain. L'alternative, c'est l'amour. Dans cette société malade du pouvoir, ce qui manque, c'est l'amour, l'amour pour soi et pour autrui, un amour inconditionnel, respecteux de la différence, respectueux des besoins et désirs de l'autre. Dialoguer et rétablir des relations de respect, de bienveillance et d'amour est le véritable défi aujourd'hui.
Pour en savoir plus, vous pouvez lire "Les pervers narcissiques, 100 questions, réponses", éd. Ellipses, 2016, 2ème édition.